Amazan face aux anthropokaies - Texte

Ceux qui étaient accusés de magie étaient brûlés sans miséricorde par une compagnie de druides qu’on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies. Ces prêtres les revêtaient d’abord d’un habit de masque, s’emparaient de leurs biens, et récitaient dévotement les propres prières des Palestins tandis qu’on les cuisait à petit feu por l’amor de Dios.

La princesse de Babylone avait mis pied à terre dans la ville qu’on appela depuis Sevilla. Son dessein était de s’embarquer sur le Bétis pour retourner par Tyr à Babylone revoir le roi Bélus son père, et oublier, si elle pouvait, son infidèle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois vaisseaux. Le phénix fit avec eux tous les arrangements nécessaires, et convint du prix après avoir un peu disputé.

L’hôtesse était fort dévote, et son mari, non moins dévot, était familier, c’est-à-dire espion des druides rechercheurs anthropokaies ; il ne manqua pas de les avertir qu’il avait dans sa maison une sorcière et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le diable, déguisé en gros oiseau doré. Les rechercheurs, apprenant que la dame avait une prodigieuse quantité de diamants, la jugèrent incontinent sorcière ; ils attendirent la nuit pour enfermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans de vastes écuries, car les rechercheurs sont poltrons.

Après avoir bien barricadé les portes, ils se saisirent de la princesse et d’Irla ; mais ils ne purent prendre le phénix, qui s’envola à tire d’ailes : il se doutait bien qu’il trouverait Amazan sur le chemin des Gaules à Sevilla.

Il le rencontra sur la frontière de la Bétique, et lui apprit le désastre de la princesse. Amazan ne put parler : il était trop saisi, trop en fureur. Il s’arme d’une cuirasse d’acier damasquinée d’or, d’une lance de douze pieds, de deux javelots, et d’une épée tranchante appelée la fulminante, qui pouvait fendre d’un seul coup des arbres, des rochers et des druides ; il couvre sa belle tête d’un casque d’or ombragé de plumes de héron et d’autruche. C’était l’ancienne armure de Magog, dont sa sœur Aldée lui avait fait présent dans son voyage en Scythie ; le peu de suivants qui l’accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne.

Amazan, en embrassant son cher phénix, ne lui dit que ces tristes paroles : « Je suis coupable ; si je n’avais pas couché avec une fille d’affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de Babylone ne serait pas dans cet état épouvantable ; courons aux anthropokaies. »

Il entre bientôt dans Sevilla : quinze cents alguazils gardaient les portes de l’enclos où les deux cents Gangarides et leurs licornes étaient renfermés sans avoir à manger ; tout était préparé pour le sacrifice qu’on allait faire de la princesse de Babylone, de sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand anthropokaie, entouré de ses petits anthropokaies, était déjà sur son tribunal sacré ; une foule de Sévillois portant des grains enfilés à leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot, et l’on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les mains liées derrière le dos et vêtus d’un habit de masque.

Le phénix entre par une lucarne dans la prison où les Gangarides commençaient déjà à enfoncer les portes. L’invincible Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armés, tous sur leurs licornes ; Amazan se met à leur tête. Il n’eut pas de peine à renverser les alguazils, les familiers, les prêtres anthropokaies ; chaque licorne en perçait des douzaines à la fois. La fulminante d’Amazan coupait en deux tous ceux qu’il rencontrait ; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant à la main ses grains bénits por l’amor de Dios.

La Princesse de Babylone, Voltaire, 1768, chapitre XI.

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